Ils étaient...

Ils étaient...


Ils étaient dans la foule qui manifesta le 17 octobre 1961 contre le couvre-feu imposé aux nord-africains, aux indigènes, aux bicots, comme on les appelait. Ils étaient dans la rue, à Paris, à l'appel de leurs camarades lorsque retentirent les premiers coups de feu, les coups de sifflets, les bousculades affolées, la foule qui courait dans tous les sens. Azem se mit à courir lui aussi pour échapper aux coups des matraques qu'il voyait s'abattre sur les uns et les autres. Il ne voyait plus que des bras, des regards effrayés, des uniformes menaçants, des grimaces haineuses. Il entendit des cris de douleur, de peur, des supplications désespérées, mais il ne distingua pas les clapotis de l'eau ni les hurlements des hommes jetés à la Seine. Husayn était déjà rentré lorsque Azem poussa la porte de leur bicoque, encore effrayé par ce qu'il venait de vivre. Husayn poussa un soupir de soulagement, étreignit son frère dans ses bras, sans mot dire. Puis il disposa sur la table deux tasses du café dont le fumé odorant et réconfortant s'échappait de la cafetière italienne. Azem eut du mal à cacher le tremblement de ses mains ; seule la pression effectuée par son ainé sur ses épaules, l'aida à retrouver un peu de calme dans le chaos de cette soirée irréelle.

Ils apprirent le lendemain, que la nuit avait dérapé en une gigantesque folie répressive, et que bon nombre de leurs concitoyens avaient été tués impunément, sauvagement, sans aucune raison, sans aucun discernement, sans aucune justice. Ils avaient été assassinés sur un ordre donné en haut lieu, victimes de leur identité, de leurs cheveux un peu trop noirs, de leur peau un peu trop hâlée, victimes d'un conflit auquel certains ne voulaient pas donner le nom de guerre….

Aujourd’hui Azem a un peu plus de 80 ans. Il est à la retraite depuis plusieurs années déjà. Il tue le temps en se promenant, en discutant avec les "chibanis" de son âge, en évoquant parfois cette guerre même s’ils préfèrent la laisser dans un coin de leur mémoire. Azem attend, il attend le moment où il pourra enfin fouler à nouveau sa terre, cette terre ocre et parfois rouge du sang de ses enfants. Il ne vit plus que pour cela. Il attend et l’attente est devenue un sacerdoce. Après tout il n’a plus que cela à faire.

Sam kamat